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Le recours excessif à l’entente directe dans les marchés publics au Gabon : symptôme d’une commande publique dévoyée ?

  • Photo du rédacteur: CEAEFP- Gabon
    CEAEFP- Gabon
  • 19 juin
  • 7 min de lecture

Par Willyhanove OBAME, article à retrouver aussi sur le site du CERACLE.COM

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Introduction


« Le Conseil a pris bonne note des communications du Ministre d’État portant : d’une part, sur l’impératif du strict respect de la procédure d’appel d’offres dans la passation des marchés publics ; d’autre part, sur le point d’étape relatif à la fiabilité des données budgétaires et financières de l’État. S’agissant du premier point, le Conseil a exprimé sa vive préoccupation face au constat selon lequel 93,25 % des marchés publics, en valeur, ont été attribués par entente directe dans le cadre de l’exercice budgétaire 2025, en violation manifeste des dispositions de l’article 71 du Code des marchés publics, qui plafonne ce mode dérogatoire à 15 %. Cette situation appelle un sursaut immédiat. Le Conseil a réaffirmé avec fermeté la nécessité de renforcer la discipline administrative et d’appliquer rigoureusement les règles relatives à la commande publique, dans un esprit de transparence, de concurrence équitable et de bonne gouvernance. Il a également invité le Ministre d’État à œuvrer à la fluidification des procédures, afin de concilier efficacité administrative et respect des normes en vigueur »[1].


Cette disparité soulève des questions urgentes sur l’adhésion de l’administration gabonaise aux principes essentiels régissant la commande publique notamment  la liberté d’accès à la commande, l’égalité de traitement des candidats et la transparence des procédures[2]. L’entente directe répond à une définition stricte. Un marché est passé par entente directe ou de gré à gré « lorsqu’il est passé sans appel d’offres, après autorisation préalable de l’administration centrale en charge des marchés publics. La demande d’autorisation de recourir à cette procédure doit exposer les motifs la justifiant »[3]. Cette voie procédurale étant l’exception et l’appel d’offre le principe, elle semble malheureusement avoir pris une place privilégiée dans l’attribution des contrats publics.


Cette réalité débouche vers la question de savoir si ce recours massif à la procédure dérogatoire traduit-il un simple dysfonctionnement ponctuel ou une dérive structurelle de la commande publique gabonaise ?


Cette analyse vise à examiner l’usage abusif des marchés passés par entente directe comme indice d’une dégradation des normes (I), puis à déterminer les facteurs systémiques sous-jacents (II) et à suggérer des solutions précises pour rétablir la légalité et améliorer l’efficacité de la commande publique (III).


I. Une dérive inquiétante contraire aux principes fondamentaux de la commande publique


En droit gabonais[4], comme en droit comparé[5], l’entente directe est une procédure exceptionnelle, encadrée par des conditions stricts. Au regard du cadre règlementaire gabonais, « Les marchés passés par entente directe au sein des départements ministériels, des institutions constitutionnelles, des sociétés d’Etat, des établissements publics et des collectivités locales au cours d’un exercice budgétaire, ne peuvent dépasser le seuil de quinze pour cent en valeur du montant global de leurs marchés publics, sauf cas de force majeure résultant d’un événement occasionnant une urgence nationale. En cas de demande de passation de marchés par entente directe, formulée en vue du dépassement du seuil des quinze pour cent, l’administration centrale en charge des marchés publics sollicite un avis de l’autorité de régulation »[6]


Pourtant, la présidence de la République a annoncé le 30 mai 2025 lors d’un conseil de ministre que 93,5% de marchés en valeur passés par entente directe. Ce qui laisse sous-entendre une inversion des normes, où la procédure d’exception devient la règle. Ce phénomène est révélateur d’un affaiblissement de la culture juridique au sein des administrations publiques.


Le Code des marchés publics garantit les principes essentiels de la commande publique : la liberté d’accès, l’égalité de traitement et la transparence des procédures[7]

En effet, l’absence de publicité[8] et de concurrence dans les contrat de la commande publique augmente les dangers de favoritisme[9], d’opacité[10] et de coûts indus[11].  Au-delà de l’infraction[12] légale, cette action entraîne des répercussions importantes : utilisation abusive[13] de fonds publics, potentiel litige, anomalies[14], invalidations contractuelles et érosion de la confiance des bailleurs de fonds[15] et des partenaires internationaux.


II. Les causes structurelles et institutionnelles de cette situation


L’ineffectivité des mécanismes de contrôle, notamment ceux confiés à la Direction Générale des Marchés Publics (DGMP)[16] et à l’ARMP[17], affaiblit la régulation.


L’attribution des marchés de gré à gré est rarement justifiée, contrôlée ou rendus publics, ce qui favorise un environnement propice aux abus.  Le manque de données statistiques précises, et même le disfonctionnement des sites internet des marchés publics, notamment le journal gabonais des marchés publics[18] complique la documentation et le contrôle de ce phénomène.


Dans plusieurs administrations, les responsables des marchés publics manquent de compétences en droit et en technique. Il est vrai que la maitrise des marchés publics n’exclut pas la corruption. Mais il faut rappeler que le cas du Sénégal est un parfait exemple qui montre une bonne capacité à équiper son administration de personnel compétent en la matière mais surtout en veillant au renforcement de sa règlementation. Cet exercice permet régulièrement au Sénégal de mieux épingler les mauvaises pratiques dans les marchés publics.


 Opter pour les marchés de gré à gré représente donc au Gabon une solution simple, qui épargne les complications liées aux processus des appels d’offres[19]. Le niveau d’opacité donne l’impression que les marchés ne sont pas attribués juridiquement mais politiquement. En d’autres termes, les ordres d’attribuer ou de ne pas attribuer un marché viennent du sommet de l’État.


Le recours au gré à gré s’inscrit aussi dans une culture institutionnelle où la souplesse est privilégiée sur la rigueur juridique. Ce contexte favorise l’intervention d’une importante pression politique[20] ou clientéliste, et reflète une certaine impunité face à la violation des règles de la commande publique. Dans ce sens, plusieurs questions immédiates après l’annonce du conseil des ministres se posent : que fait-on de ceux qui ont outrepassé le respect du code des marchés publics ? quelles sont les entreprises ayant bénéficié de ces marchés ? quels sont les marchés concernés ? quels en sont les montants ?


Ces questions ne trouveront certainement aucune réponse en l’état, même si elles ont le mérite d’être posées. Mais que faire finalement pour tenter de rendre la commande publique gabonaise plus performante et efficace ?


III. Les pistes de réforme pour restaurer la légalité, l’efficacité et la confiance


Il est impératif de réviser le Code des marchés publics pour redéfinir plus clairement les cas d’application légitime de l’entente directe[21]. Il faut rendre obligatoire la justification formelle et la publication de tout gré à gré, et fixer un plafond annuel global des ententes directes par administration.


L’ARMP doit renforcer ses prérogatives[22] notamment par un contrôle a priori des marchés passés par entente directe, audit annuel indépendant sur la régularité des procédures, développement d’un indice de conformité des acheteurs publics. Les juridictions financières et administratives doivent être mieux saisies et rendre publiques leurs décisions.


Un plan national de renforcement des capacités des acheteurs publics doit être engagé. Un registre public en ligne des marchés publics favoriserait le contrôle citoyen.


Enfin, l’État doit s’engager à renouer avec la concurrence pour garantir à la commande publique son rôle d’outil de développement, de justice économique et d’exemplarité.


Conclusion


L’usage excessif de l’attribution des marchés par entente directe au Gabon constitue une violation sérieuse des principes fondamentaux de la commande publique en mettant en lumière une défaillance majeure du système de la commande publique gabonais. 

Pour résoudre ce problème, un simple rappel à la loi ne saurait être suffisant : il est nécessaire d’initier une réforme systémique, audacieuse et cohérente. 

Le défi est double : rétablir la légitimité de l’action publique et favoriser une réconciliation entre les citoyens, les acteurs économiques et l’État. Mais aussi en renforçant la confiance des bailleurs  internationaux et les partenaires techniques et financiers.

Source:

[1] Communiqué final du Conseil des ministres du vendredi 30 mai 2025, https://presidence.ga/2025/05/31/communique-final-du-conseil-des-ministres-du-vendredi-30-mai-2025/ (consulté le 02/06/2025)

[2] Article 5 Décret n°00027/PR/MEPPDD du 17 janvier 2018 portant code des marchés publics au Gabon

[3] Article 68 du code des marchés publics gabonais

[4] Décret n°00027/PR/MEPPDD du 17 janvier 2018 portant code des marchés publics gabonais

[5] Décret n°2022‐2295 du 28 décembre 2022 portant Code des marchés publics sénégalais (JO

2023‐7592)]

[6] Article 71 du code des marchés publics gabonais

[7] Article 5 du code des marchés publics

[8] CERACLE – Revue Africaine de Droit des Contrats Publics (RADCP), n°01, janvier 2022

[9] Matthieu Henon, « Le délit d’octroi d’avantage injustifié » – Cabinet Seban & Associés

[10] Service Central de Prévention de la Corruption (SCPC) – Rapport d’activité 2003

[11] Association IDPA – « La sanction du favoritisme par le juge administratif du contrat »

[12] Loi n°042/2018 du 5 juillet 2019 portant Code pénal (JO 2019‐27 bis sp Promulguée par le décret n°00099/PR du 5 juillet 2019 portant promulgation de la loi n°042/2018 portant Code pénal (JO 2019‐27 bis sp)

[13] GAN Integrity – Country Profile: Gabon. https://www.ganintegrity.com/country-profiles/gabon/ (consulté le 02/2025)

Il indique que le secteur des marchés publics au Gabon présente un risque élevé de corruption, avec des fonds publics souvent détournés vers des entreprises ou des individus en raison de la corruption. Il est également noté que l’Agence de régulation des marchés publics (ARMP) est fortement politisée.

[14] Andrea Appolloni, « Public Procurement and Corruption in Africa: A Literature Review », July 2014, University of Rome Tor Vergata, ResearchGate

L’auteur examine les déterminants de la corruption dans les marchés publics en Afrique, mettant en évidence que les facteurs politiques, économiques, organisationnels et sociaux ont une relation significative avec la corruption dans les marchés publics.

[15] BTI Transformation Index – Rapport sur le Gabon (2024). https://bti-project.org/fileadmin/api/content/en/downloads/reports/country_report_2024_GAB.pdf (consulté le 02/06/2025). Ce rapport met en évidence que la participation politique au Gabon est dominée par le Parti démocratique gabonais (PDG), ce qui suggère une concentration du pouvoir politique pouvant influencer les processus d’attribution des marchés publics.

[16] décret nº00027/PR/MEF du 18 mars 2020 portant création, attribution et organisation de la Direction Générale des Marchés Publics

[17] Décret nº0278/PR/MEP du 22 août 2014 fixant les règles d’organisation de l’Agence de Régulation des Marchés Publics

[18] https://lejmp.ga/ppm-liste (consulté le 02/06/2025)

[19] Artuicle 57 du code gabonais des marchés publics

[20] Banque mondiale – Évaluation du système national des marchés publics (2019) Ce rapport souligne que des pressions politiques à différents niveaux entravent l’application des sanctions et incitent à des décisions contraires à la réglementation, souvent en invoquant des situations d’urgence artificielles.

[21] Article 70 du code gabonais des marchés publics

[22] Op.cit


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